Le fantôme de Nicolaï

L’obstination de Nicolaï, l’aîné, à s’écarter du destin voulu et méticuleusement planifié par son père aura peut-être exprimé sa hantise de le décevoir.

Les dés sont pipés au départ : Nicolas n’est pas le premier garçon. Il y a eu un autre Nicolaï avant lui, né le 3 janvier 1850 et décédé le 11 janvier 1851, alors qu’Ekaterina Botkine attendait sa première fille Alexandra qui naître un mois plus tard le 13 février 1851. On comprend après ce début de toute jeune maman dans la pire des souffrances et des angoisses pour la petite à naître, qu’Ekaterina Botkine ne se soit plus jamais sentie à l’aise dans son rôle de « pondeuse de kupetz ». Elle réserva sa tendresse aux plus fragiles de ses enfants : Sergueï, Vladimir, Ivan, frustrant douloureusement les autres.

Les parents auraient pu avoir une meilleure idée que prénommer à nouveau « Nicolaï » le fils qui naîtra le 15 février 1852. Un fantôme l’accompagne dès qu’il pousse son premier cri : l’autre Nicolaï, le tant aimé, ravi à sa maman à son premier anniversaire, un mois de janvier qui deviendra le mois maudit des Chtchoukine. Voilà notre Nicolaï de 1851 d’emblée un imposteur.

Les rares photographies montrent un physique européen, élancé, raffiné, avec un soupçon de mollesse dans la barbe clairsemée, beaucoup plus Botkine que Chtchoukine, presque occidentalisé à l’avance. Il lui appartiendra d’éprouver le premier le fameux programme du père, et de se retrouver complètement isolé chez les luthériens allemands, là-bas, à la Behmsche Schule sur la côte finlandaise, aux marches septentrionales de l’Empire. Pendant ces années 60 du XIXe siècle, la famille s’est agrandie très vite des trois petits kupetz râblés de frères, Piotr, Sergueï, Dimitri, plus ressemblants à la lignée Chtchoukine. Nicolaï, tous les Noëls et tous les étés craindra d’affrontera la tristesse de la mère, pensant au premier Nicolaï chaque fois qu’elle voit le second. Il craindra tout autant de démériter du regard plein d’espérance du père, au meilleur de sa force et de son dynamisme, en train de construire son entreprise pour la remettre à Nicolaï.

Le « volontariat » (on ne disait pas encore stage) de Nicolaï dans la manufacture Hubner à Mulhouse est interrompu par la guerre franco-allemande qui éclate par surprise le 29 juillet 1870, ce qui coïncide par bonheur avec les vacances d’été. On ne connaît pas les dates, ni la durée, de ce séjour alsacien, sinon qu’il a lieu, écrit Piotr, « avant la germanisation », c’est-à-dire au plus tard en 1869-70.

L’automne suivant, Nicolaï est envoyé en stage à Leipzig, en Saxe, loin des péripéties. Mulhouse, la ville française où le jeune Nicolas a brûlé ses vingt ans, devient allemande comme toute l’Alsace. Piotr, le seul chroniqueur de cette époque ne s’étend pas sur le sujet et on ne pourrait qu’échafauder des hypothèses sur la manière dont Nicolaï prit la chose. On s’en gardera, mais convenons que pour un garçon de vingt ans, le premier grand événement historique qui le concerne n’aura pas manqué de titiller le sentiment si complexe pour lui de l’identité. Le « drill » à la dure exigé par le père, cette vie loin des siens, dans des conditions économiques précaires, car, Ivan Vassilievtich n’était pas généreux sur le pécule, tout cela implique une force de caractère qui ne semble pas la qualité première de Nicolaï. Se réveille sans doute en lui, l’entêtement des faibles : un esprit de résistance, aussi obstiné que passif et l’aspiration sourde à se construire lui-même un destin.

Moscou, sortie d’une filature

On comprend qu’il n’éprouve pas le même enthousiasme que son jeune frère à se préparer à la succession quand il devient, en 1878, avec Piotr et Sergueï, associé dans la maison I.V. Chtchoukine & Fils.

Il a la formation adéquate et il porte le nom de Chtchoukine. Il peut changer d’entreprise sans repasser par la case départ dans le cadre d’un « mercato » des patrons du business, négocié entre kupetz. Il accède ainsi en 1884 à l’un des quatre postes de directeur de la plus importante manufacture de textile de Russie : Danilovski. Cette fonction fut certainement obtenue sous les auspices d’un des principaux actionnaires de l’usine, partenaire et ami d’Ivan Vassilievtich : Kouzma Soldatenkov, (le Medici de Moscou) et, naturellement, avec l’accord du père qui a eu le temps de juger que sa succession ne pouvait revenir qu’à Sergueï, le plus doué et le plus motivé. Pour Nicolaï, ce n’est pas une voie de garage, c’est une opportunité de recasement. De dauphin de I.V. Chtchoukine & Fils, Nicolaï évolue vers un rôle de point d’appui extérieur de la firme qui a évidemment besoin de la manufacture Danilovski pour ses approvisionnements.

Réunion de marchands. Nicolaï Chtchoukine au milieu du premier rang.

La brasserie des Trois montagnes

Quelques années plus tard, Nicolaï deviendra également un des trois directeurs de la Brasserie des Trois Montagnes, une énorme usine de bière dont Chtchoukine père et Soldatenkov sont les fondateurs et actionnaires. Nicolaï semble ainsi professionnellement à l’aise et accepté dans le rôle qui lui va : un manager efficace et respecté, mais pas un entrepreneur capitaliste et encore moins dans la firme familiale.

L’émotif Ivan Vassilievitch vivra le départ de son fils et l’échec de son rêve pour lui comme un arrachement. Piotr raconte qu’en même temps que Nicolaï changea d’orientation professionnelle, il déménagea du grand hôtel particulier familial de la Prechistenka, pour s’installer juste à côté, rue Volkhonka, adresse des plus chics tout près de la cathédrale du Sauveur. Ivan Vassilievitch souffrit de ne plus voir son fils aîné, au point que, lève-tôt comme à son habitude, il allait lui rendre visite tous les matins à huit heures. Nicolaï appréciait modérément au point d’inventer un stratagème qui illustre l’ambigüité de ses rapports avec le père : il accrochait au portemanteau de l’entrée un chapeau de dame et Ivan Vassilievtich, confus, tournait les talons.

Notre jeune cadre supérieur du textile aurait collectionné sans trop d’opiniâtreté et pas très longtemps l’argenterie et les tableaux anciens. Il aimait mener grand train, claquer son argent en fourrures et bijoux pour une jeune première du théâtre fondé par l’industriel et mécène Savva Mamontov, ou au jeu du Club anglais. Il épousera en 1889 une cousine Botkine devenue veuve. De gros ennuis de santé assombrirent le cours de sa vie, il dut cesser de travailler, partit se soigner en Allemagne et mourut à Heidelberg en 1910 à cinquante-huit ans. Il aura incarné un prototype imparfait du programme d’éducation de son père, sans doute parce qu’il passait le premier, qu’on attendait trop de lui et qu’il réagit en prenant son indépendance et en vivant sa vie à sa façon, mais pas trop heureux non plus de ce pas de côté.

Le dimanche de 1890 où s’éteint le patriarche entouré de la famille rassemblée, il surgit comme un fantôme, tard dans la nuit, et ne revoit pas son père vivant.